Et puis? Et puis rien. Aussi incroyable qu'il puisse y paraître, le commissariat a refusé d'enregistrer la plainte de Karine. Pas de délit de fuite (la jurisprudence est formelle, attendu que les témoins ont eu le temps de noter le numéro, qui n'était pas masqué). Pas non plus d'enregistrement, alors qu'il y a dommage physique évident.
Un cas isolé? Manifestement non, ce témoignage, une fois publié sur le web, en a suscité quelques autres, du même type: fuite de l'automobiliste, refus d'enregistrer la plainte.
L'analyse des suites
judiciaires des accidents mortels de vélo est trompeuse. En effet,
dans le cas où le cycliste y laisse sa peau, la jurisprudence lui
est extrêmement favorable. On cite le cas d'un cycliste circulant,
ivre, sans lumières, à gauche, sur une route de campagne
non éclairée, et tué par un automobiliste roulant
à allure modérée, dont le tribunal a cependant reconnu
l'entière responsabilité. Le cycliste mort est très
bien protégé par la loi.
Quant au cycliste toujours vivant, et cassé seulement provisoirement, tout se passe comme si le fait de circuler à vélo valait acceptation des risques inhérents. Fatalité! pas plus que le marin ne peut faire de procès à la tempête qui l'a précipité sur les rochers, le cycliste ne peut se plaindre de l'automobiliste qui l'a blessé. Il faut bien que les portières s'ouvrent, nul ne peut exiger des automobilistes qu'ils restent à l'intérieur - où ils sont pourtant si bien, maintenant, avec le téléphone, la clim et la radio.
Plus sérieusement, la réaction policière "c'est pas bien grave", est une marque que la voirie, c'est à dire, en ville, la totalité de l'espace public en dehors des parcs et jardins, est un lieu destiné à l'automobile, où les autres usagers sont tolérés, et où ils doivent être prudents. Elle procède de la même logique que la très grande rareté des contrôles de vitesse en ville, et que la tolérance envers les stationnements sur trottoirs, bandes cyclables et passages piétons.
Devant cette attitude,
les cyclistes ont souvent une envie forte de se faire justice eux-mêmes,
ce qui entraîne des réactions du genre de celle-ci (témoignage
reçu par l'auteur) "Même avec un poignet cassé, le
mec je lui éclate sa gueule, ou pire pour lui, sa voiture […] si
le flic ne prend pas ma plainte, s'il ne convoque même pas l'automobiliste,
c'est au flic que je casse la gueule, immédiatement.". Forfanterie,
sans doute, mais combien d'entre nous ont rêvé de se défouler
de la sorte, parce qu'ils "ne croient plus en la justice de leur pays"?
Sauf que ce n'est évidemment pas une attitude responsable. Nous
sommes citoyens d'un état démocratique, et nous devons faire
reconnaître dans les faits ce qui l'est déjà par la
loi: les cyclistes victimes d'accident, y compris "bénin", ont droit
à réparation, et à considération de leur état
de victime.
En cas de refus du commissariat d'enregistrer une plainte, il faut s'adresser directement au procureur de la République, ou bien à une association d'aide aux victimes, comme il en existe maintenant dans tous les départements, rattachée au tribunal de grande instance.
L'espace urbain appartient à tous. La fin de la tolérance
pour les délits automobiles est une condition nécessaire
à un rééquilibrage du partage de la voirie, qui rendra
la ville à sa destination: un lieu de rencontre et de vie commune,
et non un ensemble de tuyaux de circulation. On voit ici que la lutte pour
obtenir la reconnaissance des accidents bénins est partie intégrante
d'une lutte plus vaste pour la liberté, la liberté de profiter
de l'espace urbain, actuellement confisqué par les automobiles.
La tolérance, comme l'absence de loi, conduit à la loi
du plus fort, à la loi de la jungle. Je ne veux pas vivre dans une
jungle peuplée d'automobiles affamées et frustrées,
je veux vivre, à vélo, en ville.
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