Chroniques des accidents bénins

par Fabienne Vansteenkiste
Karine n'a plus de vélo, et une entorse au genou qui va l'handicaper pendant plusieurs semaines. Alors qu'elle circulait à vélo, une voiture l'a doublée, puis a ralenti, et la portière du passager s'est brutalement ouverte, précipitant Karine sur le sol. L'automobiliste, après un bref échange de paroles "vous vous êtes fait mal? - oui, je ne peux plus me relever", a redémarré. Des témoins et Karine ont relevé le numéro d'immatriculation.

Et puis? Et puis rien. Aussi incroyable qu'il puisse y paraître, le commissariat a refusé d'enregistrer la plainte de Karine. Pas de délit de fuite (la jurisprudence est formelle, attendu que les témoins ont eu le temps de noter le numéro, qui n'était pas masqué). Pas non plus d'enregistrement, alors qu'il y a dommage physique évident.

Un cas isolé? Manifestement non, ce témoignage, une fois publié sur le web, en a suscité quelques autres, du même type: fuite de l'automobiliste, refus d'enregistrer la plainte.

Un bon cycliste est un cycliste mort

L'analyse des suites judiciaires des accidents mortels de vélo est trompeuse. En effet, dans le cas où le cycliste y laisse sa peau, la jurisprudence lui est extrêmement favorable. On cite le cas d'un cycliste circulant, ivre, sans lumières, à gauche, sur une route de campagne non éclairée, et tué par un automobiliste roulant à allure modérée, dont le tribunal a cependant reconnu l'entière responsabilité. Le cycliste mort est très bien protégé par la loi.

Quant au cycliste toujours vivant, et cassé seulement provisoirement, tout se passe comme si le fait de circuler à vélo valait acceptation des risques inhérents. Fatalité! pas plus que le marin ne peut faire de procès à la tempête qui l'a précipité sur les rochers, le cycliste ne peut se plaindre de l'automobiliste qui l'a blessé. Il faut bien que les portières s'ouvrent, nul ne peut exiger des automobilistes qu'ils restent à l'intérieur - où ils sont pourtant si bien, maintenant, avec le téléphone, la clim et la radio.

Plus sérieusement, la réaction policière "c'est pas bien grave", est une marque que la voirie, c'est à dire, en ville, la totalité de l'espace public en dehors des parcs et jardins, est un lieu destiné à l'automobile, où les autres usagers sont tolérés, et où ils doivent être prudents. Elle procède de la même logique que la très grande rareté des contrôles de vitesse en ville, et que la tolérance envers les stationnements sur trottoirs, bandes cyclables et passages piétons.

On n'est pas au faroueste

Devant cette attitude, les cyclistes ont souvent une envie forte de se faire justice eux-mêmes, ce qui entraîne des réactions du genre de celle-ci (témoignage reçu par l'auteur) "Même avec un poignet cassé, le mec je lui éclate sa gueule, ou pire pour lui, sa voiture […] si le flic ne prend pas ma plainte, s'il ne convoque même pas l'automobiliste, c'est au flic que je casse la gueule, immédiatement.". Forfanterie, sans doute, mais combien d'entre nous ont rêvé de se défouler de la sorte, parce qu'ils "ne croient plus en la justice de leur pays"? Sauf que ce n'est évidemment pas une attitude responsable. Nous sommes citoyens d'un état démocratique, et nous devons faire reconnaître dans les faits ce qui l'est déjà par la loi: les cyclistes victimes d'accident, y compris "bénin", ont droit à réparation, et à considération de leur état de victime.

Féministes - cyclistes, même combat!

Quand on me dit d'un cycliste accidenté "il l'a bien cherché, c'est dangereux de circuler à vélo en ville", j'entends un vieux refrain, "elle s'est fait violer, elle l'a bien cherché, on n'a pas idée de sortir seule à une heure pareille". Ce vieux refrain, on ne l'entend plus guère. Ce n'est pas une évolution spontanée de la société. C'est le résultat d'une lutte acharnée des féministes, lutte qui signifie aussi: "nous exigeons le respect". Cyclistes urbains, nous exigeons le respect. Nous ne voulons pas casser la gueule aux automobilistes qui mettent en danger la vie des cyclistes, nous voulons que la loi s'applique.

Non à la tolérance envers les automobilistes dangereux!

Il faut obtenir que la police accepte d'enregistrer les plaintes pour tous ces accidents. La même cause (la portière qui s'ouvre) peut provoquer un accident dramatique, comme l'année dernière à Paris, où une voiture qui suivait le cycliste renversé par une portière n'a pu l'éviter et l'a tué. Il faut faire cesser la tolérance envers les automobilistes qui fuient, même en laissant le temps de noter leur numéro.

En cas de refus du commissariat d'enregistrer une plainte, il faut s'adresser directement au procureur de la République, ou bien à une association d'aide aux victimes, comme il en existe maintenant dans tous les départements, rattachée au tribunal de grande instance.

L'espace urbain appartient à tous. La fin de la tolérance pour les délits automobiles est une condition nécessaire à un rééquilibrage du partage de la voirie, qui rendra la ville à sa destination: un lieu de rencontre et de vie commune, et non un ensemble de tuyaux de circulation. On voit ici que la lutte pour obtenir la reconnaissance des accidents bénins est partie intégrante d'une lutte plus vaste pour la liberté, la liberté de profiter de l'espace urbain, actuellement confisqué par les automobiles.
La tolérance, comme l'absence de loi, conduit à la loi du plus fort, à la loi de la jungle. Je ne veux pas vivre dans une jungle peuplée d'automobiles affamées et frustrées, je veux vivre, à vélo, en ville.
 

Que faire en cas d'accident?
  • Notez le numéro de la voiture responsable
  • Relevez les noms et adresses des témoins
  • Demandez au commissariat l'enregistrement de la plainte pour "absence d'identification du conducteur", qui n'est pas "délit de fuite", effectivement inopérant si vous avez eu le temps de noter le numéro
  • En cas de refus, précisez -calmement- que la police a l'obligation légale d'enregistrer, et n'a pas à juger l'opportunité des poursuites
  • En cas de maintien du refus, vous pouvez écrire au procureur de la République en donnant les circonstances du refus d'enregistrement par le commissariat
  • Contactez l'association d'aide aux victimes et de médiation qui existe obligatoirement dans chaque département (pour connaitre le plus proche de chez vous: http://www.justice.gouv.fr/region/inavem.htm Numéro national d'aide aux victimes 0 810 09 86 09 tous les jours, sauf dimanches et jours fériés, de 10 heures à 22 heures Prix d'un appel local. Institut national d'aide aux victimes et de médiation (Inavem) 1, rue du Pré-Saint-Gervais 93691 Pantin Cedex Tél. : 01 41 83 42 00 Fax : 01 41 83 42 24 E-mail : contact@inavem.org